lundi 14 avril 2008

L'Europe est-elle néo-libérale ?

Pour poursuivre un débat amorcé sur une autre page de ce blog, je voudrais prendre la peine de détailler mon point de vue sur ce beau sujet de dissertation: l'Europe est-elle néolibérale comme on l'affirme souvent en France et en Belgique (mais moins dans les autres pays européens) ? Pour vous motiver à lire ma prose jusqu'au bout, j'expliquerai aussi pourquoi je pense que les Belges feraient mieux de balayer devant leur porte...

1. L'Europe, comprise comme raccourci pour les institutions européennes, n'est pas de gauche ou de droite. Ce n'est qu'une coquille vide. Cela fait un certain nombre d'années que la droite est dominante dans ses deux bras législatifs: au Parlement européen (élu directement), mais aussi au Conseil des ministres (vu qu'il y a une majorité de gouvernements de droite). C'est le simple jeu démocratique qui débouche sur des politiques de droite.

2. A propos des libéralisations
L'Europe, c'est la réconciliation de l'Allemagne et de la France. Dernièrement, c'est aussi la fin d'une division artificielle créée par la guerre froide. Grands enjeux historiques, qu'on a du mal à appréhender parce qu'on a la mémoire courte.
Au coeur du projet: l'intégration économique. Faire tomber les barrières à la circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Cet objectif se heurte naturellement à des résistance, surtout pour les deux dernières libertés. Pourtant, c'est la même logique, celle d'unifier le continent. D'affirmer qu'il n'y a pas de raison qu'un plombier polonais ne puisse pas venir travailler en France. Pas de raison que je ne puisse pas placer mon argent dans une banque allemande. Pas de raison qu'un retraité ne puisse pas toucher sa retraite en Espagne. “Putain, putain, nous sommes tous des Européens”, chantait Arno. C'est une logique noble, profondément anti-discriminatoire, même si son application doit être bien encadrée (et c'est ici que le jeu démocratique intervient).
Quelques exemples:
la directive Bolkestein: l'exemple même du grand satan capitaliste dénoncé par les europhobes. La logique initiale était viciée parce qu'elle prévoyait d'imposer la loi du pays d'origine d'un travailleur dans un autre pays où il preste son service. La directive a été profondément réformée (preuve de la vivacité démocratique de l'UE) pour devenir un cadre qui, en gros, facilitera la vie de tous les plombiers polonais, plafonneurs lettons, publicitaires britanniques et consorts. Tous devront respecter les lois sociales du pays d'accueil. Conséquence: il sera sans doute plus avantageux, dans la prochaine décennie, de faire appel à un électricien slovaque qu'à un spécialiste local pour des travaux à domicile. Cela permettra au premier d'élever son niveau de vie. Le second ne pourra pas fixer des tarifs aussi élevés qu'il le souhaiterait. Honnêtement, cela ne me semble pas être une menace pour la justice sociale.
la libéralisation postale
Bientôt, on verra peut-être apparaître des boîtes postales jaunes gérées par la poste allemande, en vertu de la libéralisation du courrier qui vient d'être finalisée. La Belgique s'est vigoureusement opposée à cette directive, mais n'a obtenu que de la retarder de quelques années. Que s'est-il passé ? En gros, les pays qui avaient des postes performantes ont poussé pour que les marchés soient ouverts au niveau européen, au grand dam des Etats moins compétitifs dans ce domaine.
Il existe une vraie menace pour la qualité du service universel (courrier tous les jours même dans les zones reculées) et les conditions de travail dans les entreprises postales. Faut-il en conclure, ici encore, qu'Europe = grand capital ? Pas forcément: il est en effet possible de veiller, nationalement ,à l'application du service universel et d'assurer que les postiers ne seront pas bientôt tous engagés avec des CDD précaires. Certes, le commissaire européen en charge du dossier, l'Irlandais Charlie McCreevy, est très, très libéral. Mais la Belgique a les leviers nécessaires pour faire prévaloir sa conception. Il faudra, ensuite, voir l'impact réel de cette libéralisation. Dans le secteur de la téléphonie mobile, le résultat n'a pas été mauvais.

3. Le cas sensible du dumping social
Dans plusieurs dossiers sensibles sur des cas de dumping social, la Cour européenne de Justice a rendu des arrêts peu favorables à l'action syndicale. C'est notamment le cas dans l'affaire Laval, du nom de cette entreprise letonne chassée de Suède par les syndicats après qu'elle a refusé de suivre une convention collective.
Ces décisions, qu'on peut lire in extenso sur le site de la Cour, restent pour l'instant nuancées et ne constituent pas une menace directe pour le droit de grève. Le droit d'action collective est par ailleurs gravé dans le marbre de la charte européenne des droits fondamentaux, que le traité de Lisbonne rendra contraignante (c'est ce qui a amené le Royaume-Uni à négocier une dérogation).
Le dumping social en tant que tel, c'est-à-dire le risque d'une mise concurrence des normes salariales et autres, est quant à lui bien réel. En l'absence de législation précise, le problème est pour l'instant traité essentiellement par la Cour de Justice. Or, dans la hiérarchie des valeurs de la CEJ, la lutte contre la discrimination est supérieure au maintien d'un niveau élevé de protection sociale. Sa jurisprudence est extrêmement constante: elle ne tolère aucune différence de traitement entre les Européens, fut-ce au prix de l'abandon d'un avantage social - à moins de dérogations prévues explicitement dans les traités. Le traité de Lisbonne fait figurer dans les objectifs de l'UE "un niveau élevé de protection", mais il ne change pas fondamentalement l'équilibre des priorités de l'UE.
La question du dumping est par conséquent l'un des défis principaux de la gauche européenne pour les prochaines années: trouver des formules qui permettront d'élever les normes sociales et la qualité de vie dans l'ensemble de l'Union, plutôt qu'individuellement, par pays. Cela requerra sans doute un énorme travail de persuasion auprès des Etats qui préfèrent miser sur leur propre compétitivité pour s'enrichir. Le succès de l'entreprise est à ce prix. Je reviendrai sur ce sujet dans un autre post.

4. A propos de la rigueur budgétaire
Les ennuis de l'Europe ont peut-être commencé avec le traité de Maastricht, qui a défini les critères d'adhésion à l'euro. Maîtrise du déficit, de la dette, inflation sous contrôle... les fameux critères ont souvent été dénoncés parce qu'ils ont obligé les Etats à se serrer la ceinture.
La rigueur budgétaire est perçue comme une valeur de droite, mais, au risque de me faire traiter de col blanc, je pense qu'il est bon que les gouvernements, de gauche comme de droite, gèrent les finances publiques en bons pères de famille. Dans les années 1980, la Belgique a laissé filer sa dette à des niveaux absolument impossibles. C'est en partie grâce à la pression européenne qu'elle l'a ramenée à des proportions moins calamiteuses. Qui pourra nier que c'est mieux pour les générations futures ? Elles devront déjà se coltiner le coût du vieillissement de la population. Au moins pourront-elles éviter de payer les intérêts d'une dette contractée par leurs ancêtres.

5. Pourquoi la Belgique ferait bien de balayer devant sa porte
Il est de bon ton de penser, chez les socialistes belges, que le pays est à la pointe du progrès social. En période électorale, les politiciens ne manquent pas de rappeler que ce modèle est menacé par la méchante Europe capitaliste, histoire d'engranger des voix faciles.
Mais s'il est vrai que l'assurance maladie ou chômage est très performante, un examen de la politique fiscale de la Belgique vient tempérer cet enthousiasme.
Le pays est traditionnellement l'un des Etats membres où la fiscalité sur le travail est la plus élevée, tandis que le capital est beaucoup moins taxé. L'imposition du capital a progressé au cours des dernières années, mais on peut penser que les intérêts notionnels vont largement tempérer cette tendance.
Avec les intérêts notionnels, mais aussi les centres de coordination ou d'autres mécanismes, la Belgique a mis en place un système destiné à attirer les placements étrangers. Elle permet ainsi aux citoyens de pays tiers d'éluder les impôts. La Commission européenne s'efforce de supprimer ces régimes, mais Didier Reynders résiste.
Dans le dossier de la fiscalité de l'épargne, la Belgique a ainsi obtenu, au même titre que le Luxembourg et l'Autriche, d'être exemptée d'un système généralisé d'échange d'information entre les administrations fiscales. Ce système était promu par la prétendument ultralibérale Commission.

On voit bien à travers ces exemples qu'il est beaucoup trop facile d'accuser l'Europe d'être néolibrale sans autre forme de procès. L'Europe c'est un espace démocratique beaucoup plus grand que la Belgique, beaucoup plus difficile à maîtriser. Plutôt que de manier des slogans, il vaudrait mieux s'attacher à la comprendre de l'intérieur pour mieux l'orienter.

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