Quand on aura vu à quel point il a été difficile à l'Europe d'adopter une position commune pour aider un des plus petits pays, on réalisera que si un pays un peu plus grand a des difficultés, il est probable que l'Europe aura encore plus de mal à se mettre d'accord. Donc je pense que l'espoir que cette aide nuira aux pressions spéculatives est probablement infondé: ça peut marcher pendant quelque temps, mais à long terme, tant que les problèmes institutionnels fondamentaux seront là, les spéculateurs sauront qu'ils existent, et au fur et à mesure que les faiblesses de l'Europe s'aggraveront je pense qu'ils s'en donneront à coeur joie.
Comme nombre d'autres observateurs américains, Joseph Stiglitz ne croit pas trop en l'euro. Le raisonnement est simple: les pays membres ont décidé de confier à une banque centrale indépendante le soin de gérer une politique monétaire unique, mais ils continuent de gérer eux-mêmes leur politique budgétaire et économique. Du coup, certains pays s'endettent, tandis que les autres accumulent des excédents. Les uns importent, les autres exportent. C'est un peu la cigale et la fourmi dans l'euroland. Pendant que la Grèce mentait sur ses statistiques budgétaires, l'Allemagne proscrivait les déficits jusque dans sa Constitution. Pendant que des Grecs prodigues vivaient au crochet de l'Etat, des Allemands disciplinés acceptaient la modération salariale. La Commission européenne était censée veiller à la cohésion de l'ensemble, mais, avec ses prérogatives limitées, elle n'a pas empêché la crise - qu'elle n'a d'ailleurs pas vu venir. En résultent aujourd'hui des tensions ingérables. Dans l'impossibilité de dévaluer sa monnaie, la Grèce est forcée d'appeler à l'aide. Si davantage de pays se retrouvent dans la même situation, ce sera la fin de l'euro.
C'est le scénario sur lequel misent nombre d'investisseurs, sur les traces de George Soros, ce spéculateur américain qui, au début des années 1990, a fait fortune en forçant la Banque d'Angleterre à dévaluer la livre sterling. Ici aussi, le raisonnement est simple: il a fallu des pressions intenses sur l'Allemagne et l'apport de pays eux-mêmes en grande détresse budgétaire pour bricoler l'aide à la Grèce. Ce frêle esquif ne supportera sans doute pas la prochaine attaque contre un PIG. Peu importe si l'Espagne est assez faiblement endettée (53% du PIB, moins de 20 points sous la moyenne de la zone euro), les investisseurs connaissent sans doute l'une ou l'autre faiblesse. En misant sur un défaut, ils poussent à la hausse les taux d'intérêts auxquels elle doit emprunter, enclenchant ainsi le même cercle vicieux que celui dont la Grèce a été la victime. Eux gagnent sur tous les front (voir une explication ici).
C'est un pari. Un très, très gros pari. C'est surtout un bras-de-fer entre les pouvoirs publics et les intérêts privés. Intérêts privés qui imposent aux Etats leur rythme frénétique, sans égard pour le temps des procédures démocratiques. Intérêts privés qui exigent des Etats des taux exorbitants. De l'avis de nombre d'experts, si la spéculation ne se calme pas, des dizaines de milliards seront encore nécessaires. Dans les capitales, il faudra alors garder la tête froide et le sens de l'Etat. Tout l'opposé de l'image qu'a donné Angela Merkel ces dernières semaines (voir ici). Car au pari des cupides, il faudra bien opposer le pari de la solidarité. Et faire avaler aux Allemands, qui ont accepté sans broncher des réformes douloureuses (comme la fameuse loi Hartz IV), qu'ils doivent encore se montrer solidaires avec ceux qui ont vécu au-dessus de leurs moyens.
C'est sans doute à ce prix qu'on évitera la faillite d'un Etat, équivalent public de celle de Lehman Brothers, possible prémisse à un éclatement de la zone euro. Les dirigeants européens ne peuvent pas laisser gagner les spéculateurs, les véritables cochons dans cette affaire. Abandonner l'euro, meilleur symbole de la construction européenne, serait un renoncement intolérable.
Colonel Moutarde
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